Canadian Journal of Sociology Online March - April 2000

Michel Wieviorka
Le Racisme: une introduction.
Paris: La Découverte/Poche, 1998, 165 pages, 49FF (270712866X)

(in English)

Collaborateur d'Alain Touraine, Michel Wieviorka a déjà publié 23 ouvrages sur des sujets variés, allant du racisme et du multiculturalisme jusqu'aux mouvements sociaux et au terrorisme. Wieviorka nous offre ici à la fois une revue serrée des travaux académiques sur le racisme et une brève exposition de sa conception originale du sujet. Il en résulte un petit livre qui devrait plaire tant au néophyte qu'au lecteur averti.

Le livre est divisé en deux grandes sections. Dans la première, l'auteur présente son cadre théorique général et discute des manifestations concrètes du racisme: préjugé, ségrégation, discrimination et violence. La deuxième partie traite de l'actualité du racisme en France et en Europe occidentale. Le lecteur canadien trouvera cette section particulièrement riche en information. La diffusion des images racistes par les médias retient aussi l'attention. Le livre se termine sur une discussion, menée avec conviction et intelligence, des difficultés et dilemmes contemporains liés à la lutte contre le racisme.

L'un des aspects les plus intéressant du livre réside dans la revue kaléodoscopique offerte de la littérature internationale, classique et récente, sur le racisme. Même le spécialiste court la chance d'être mis sur la piste d'ouvrages inconnus et captivants. Bien entendu, on ne peut rendre la pleine saveur d'une telle revue dans une brève recension, mais quelques exemples peuvent donner une idée de cet aspect de l'ouvrage.

Wieviorka rapporte l'expérience simple mais convaincante menée par Richard LaPiere dans les années trente aux Etats Unis. Lapiere avait fait un long voyage dans ce pays accompagné par un couple d'origine chinoise. Le groupe, qui s'était arrêté dans 184 restaurants et 66 hôtels, avait toujours été bien reçu. Interrogés plus tard par questionnaire postal, 90% des mêmes restaurateurs et hôteliers ont pourtant déclaré tout net qu'ils refuseraient de servir d'éventuels clients asiatiques. LaPiere conclua que le passage du préjugé à l'acte exige des conditions morales et politiques favorables.

De même, le lecteur entendra parler de l'étude fascinante faite par Edgar Morin de "la rumeur d'Orléans." Des rumeurs persistantes et sans fondement circulèrent en 1968 dans la ville d'Orléans à l'effet que les commerçants juifs du centre-ville droguaient leurs jeunes clientes pour les forcer à s'adonner à la prostitution.

Le schéma général proposé par Wieviorka afin de saisir théoriquement le problème du racisme est novateur et ingénieux. L'auteur établit d'abord une distinction marquée entre un racisme d'inégalité ou d'exploitation et un racisme fondé sur la différence culturelle et l'exclusion. Il construit ensuite un espace analytique structuré par deux logiques et quatre cas types. La première logique oppose, d'une part, la participation individuelle à la modernité à, d'autre part, l'appartenance à une identité collective particulière (ethnique, religieuse, etc). La seconde logique oppose des visions du monde universaliste et différencialiste.

Dans le premier cas, associé à la modernité triomphante, le racisme se définit en référence à l'idée du progrès universel ou du salut des âmes. Toute résistance est interpretée comme l'indice d'une infériorité biologique et raciale.

Dans un second cas, le racisme est exprimé par des groupes menacés de chute sociale. Ceux-ci prennent pour cible d'autres groupes socialement ou géographiquement voisins et leur reprochent leur ascension sociale et leurs privilèges qui sont, la plupart du temps, purement imaginaires. Wieviorka a déjà traité longuement de ce second cas de figure dans son ouvrage La France raciste (1992).

Dans le troisième cas, le racisme correspond à la mobilisation d'une identité collective contre la modernité et envers un groupe social dénoncé comme porteur privilégié ou manipulateur de cette modernité. Les Juifs, par exemple, ont souvent été accusés de personnaliser la commercialisation, le capitalisme, les médias corrupteurs, etc.

Dans le dernier cas, le racisme prend la forme d'une défense de l'identité culturelle propre sans référence particulière à la modernité ou à son contrôle. Le racisme peut alors même exister sans aucun contact réel avec le group racisé. Wieviorka donne en exemple le racisme vigoureux de certains habitants des campagnes alsaciennes où la population issue de l'immigration est bien rare et, parallèlement, de l'anti-sémitisme polonais contemporain. Wieviorka a d'ailleurs publié un ouvrage fort intéressant sur ce dernier sujet intitulé Les Juifs, la Pologne, et Solidarnosc (1984).

Les deux premiers cas de figure renvoient à un racisme d'inégalité et d'exploitation. Les deux derniers cas mettent en évidence un racisme plutôt fondé sur la différence culturelle et l'exclusion. Wieviorka donne une exposition plus détaillée de cette grille d'analyse théorique dans son livre L'Espace du racisme (1991).

Afin d'expliquer l'intensité actuelle du racisme dans les pays développés, Wieviorka met l'accent sur la transition entre société industrielle et post-industrielle. Le mouvement ouvrier, l'acteur social central à l'intérieur de la société industrielle, est en déclin marqué tandis que l'action sociale contre la société programmée n'émerge qu'avec lenteur et hésitation. Racisme et fragmentation culturelle comblent alors le vide de conflit social.

J'ai certaines réserves. En premier lieu, le schème théorique ne me satisfait pas. A mon avis, l'explication de l'intensité contemporaine du racisme pose mal le problème et aboutit à une généralisation inacceptable de l'expérience historique de la France métropolitaine. Pour ma part, je préférerais une explication fondée sur des facteurs plutôt dissociés des types sociétaux définit par Touraine (société industrielle, société post-industrielle ou programmée et période de transition). Je penses particulièrement à la compétition inter-raciale sur le marché du travail, à l'habilité fortuite qu'ont divers groupes de monopoliser les possibilités d'avancement économiques ainsi qu'au degrée d'ouverture ou de fermeture de la conjoncture politique à l'égard des pratiques racistes.

Sans doute, le racisme a relativement peu affecté la formation de la classe ouvrière en France. Mais les choses ont été bien différentes dans l'expérience historique de plusieurs autres pays, notamment aux Etats Unis, où formation de la classe ouvrière et racisme ont marché main dans la main. L'origine de la différence entre l'expérience américaine et française réside dans la nature particulière des institutions encadrant les rapports entre métropole et colonies, ou centres industriels et périphéries productrices de matières premières. La France a construit un empire colonial avec une séparation plutôt marquée entre métropolitains et coloniaux. La plupart des coloniaux issus des couches pauvres ou modestes n'avaient pas de possibilités réelles d'insertion sur le marché du travail métropolitain. Aux Etats-Unis, par contre, les travailleurs agricoles noirs du Sud bénéficiaient théoriquement du droit de citoyenneté et de résidence dans les Etats industriels du Nord. Les noirs du Sud étaient donc effectivement en position de compétitionner avec leurs homologues blancs du Nord, à moins que ces derniers n'érigent leurs propres barrières contre cette concurrence.

A la suite de l'abolition de l'esclavage, les travailleurs blancs du Nord ont souvent combattu, parfois avec une violence inouïe, l'arrivée et l'embauche de noirs dans leur région. Ainsi l'action collective ouvrière et le racisme se sont fusionnés dans le processus d'industrialisation aux Etats-Unis. En France métropolitaine, par contre, les travailleurs blancs, protégés de la compétition de la main d'oeuvre noire à bon marché par la structure du système colonial, n'ont pas activement exprimé leurs préjugés racistes.

En deuxième lieu, l'utilisation que fait Wieviorka de la distinction entre racisme d'inégalité et racisme d'identité m'apparait trop tranchée. Le renversement de l'immigration demandé par le Front national doit être compris, du moins en partie, comme une tentative de renforcer la barrière sociale séparant les citoyens français des populations du Tiers Monde afin d'accroître la monopolisation des avantages matériels attenant à la nationalité française. La propagande du Front national parle abondamment des coûts de l'immigration, en termes d'emploi, de logement, de bénéfices sociaux, etc. "Français d'abord," le mot d'ordre principal du parti, veut aussi dire favoriser prioritairement les Français de souche européenne au détriment des autres. Je n'affirme pas que la distinction racisme d'inégalité/racisme d'identité n'est jamais pertinente. Je dis simplement que dans un pays développé comme la France l'exclusion de populations étrangères du domaine national est aussi une forme de poursuite de l'avantage matériel et de l'inégalité.

Pour finir, je trouve incomplète la revue de l'histoire des idées racistes développée par Wieviorka. Le livre nous donne un survol convaincant, captivant même, du racisme "scientifique" depuis le XVIIIe siècle jusqu'à son dépassement par le racisme culturel du milieu du XXe siècle. Toutefois il y manque aussi bien une discussion de l'histoire antérieure des idées et des pratiques racistes que de leurs transformations dans le système colonial français. L'émergence de la traite internationale des esclaves africains bien avant que l'esclavage ne vienne à être justifié en terme raciste et l'apparition subséquente d'un racisme idéologique fondé sur la religion ont été synthétisées pour l'Angleterre et les Pays-Bas par George Fredrickson (White Supremacy, 1981). Etant donné le lourd passé colonial de la France, une discussion parallèle aurait été nécessaire dans une introduction au racisme en langue française.

Ces réserves ne doivent pas brouiller le message central. Le Racisme: une introduction est un petit livre utile qui instruira le néophyte et mettra le lecteur averti sur de nouvelles pistes.

Daniel Marien
Université York, Département de sciences politiques
dmarien@yorku.ca

March-April 2000
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